Annie Ernaux, Prix Nobel de littérature : "Quand l’indicible vient au jour, c’est politique."


Annie Ernaux recevait le prix Nobel de littérature à Stockholm en décembre dernier et prononçait un discours précis et puissant à l'image de son oeuvre. Celui-ci qui peut être consulté sur le site du Prix Nobel (https://www.nobelprize.org/prizes/literature/2022/ernaux/lecture/), expose sa conception de la littérature comme moyen d'émancipation sociale et féministe.

En effet, à travers l'expérience individuelle d'une vie qui la conduit d'un milieu social pauvre à un niveau d'étude et une situation socialement élevés -elle sera professeure agrégée de lettres- Annie Ernaux entend traduire par une écriture dépourvue des ornements traditionnels de la littérature, la violence sociale que subissent les transfuges de classe.

Mais l'utilisation du "je" n'est pas l'expression d'une trajectoire individuelle qui ne s'appuierait que sur le mérite personnel. En reprenant les termes de Rimbaud, Annie Ernaux veut "venger sa race" (la "race inférieure" évoquée par Rimbaud dans Une saison en enfer, est celle qui ne possède rien). Elle veut plus précisément conférer une portée universelle à l'expérience de transfuge de classe.  Ceci nécessite, pour l'autrice, de s'effacer ou d'effacer les éléments sensibles ou rhétoriques, qui font obstacles au simple constat du fait social. Citant Hugo  : « Nul de nous n’a l’honneur d’avoir une vie qui soit à lui »,  Annie Ernaux décrit son oeuvre comme un miroir tendu dans lequel quiconque aura subi des humiliations de classe pourra se retrouver.

Le refus de la résignation et la colère sociale qui transparaissent dans son oeuvre, se déduisent de cette écriture silencieuse. Annie Ernaux parle d'une "écriture d'insurgée" à laquelle on aurait enlevé le cri. Si cette expérience personnelle fait penser à Jules Vallès et son double insurgé, Jacques Vingtras, ici l'insurrection se fait sans bruit et dans une écriture à l'acuité "clinique" comme l'écrit le jury du Prix Nobel. Ce faisant, discrètement mais avec une force évidente, elle participe et invite aux luttes collectives : "Cet engagement comme mise en gage de moi-même dans l’écriture est soutenu par la croyance, devenue certitude, qu’un livre peut contribuer à changer la vie personnelle, à briser la solitude des choses subies et enfouies, à se penser différemment." Et elle conclut : "Quand l’indicible vient au jour, c’est politique."

Cette conscience de classe se double d'une conscience de genre. Le "je" est selon Annie Ernaux, le pronom "transpersonnel" réellement universel parce que s'il est féminin pour l'autrice il inclut aussi le masculin des lecteurs. En cela, son Nobel est aussi une victoire collective pour toutes celles qui luttent en tant que femmes. L'expérience féministe d'Annie Ernaux émerge avec la même puissance que l'expérience sociale. Elle déclare ainsi ne pas vouloir " écrire « pour » une catégorie de lecteurs, mais « depuis » [s]on expérience de femme et d’immigrée de l’intérieur". Soulignant le mépris dont les autrices font l'objet de la part de beaucoup d'intellectuels masculins, elle considère aussi son prix comme une reconnaissance et un encouragement pour toutes les autrices à continuer leur oeuvre.


Dans une interview récente donnée à la revue La Déferlante, Annie Ernaux interrogée sur la constitutionnalisation de l'IVG  répondait : "Personnellement, je serais favorable à ce que le droit à l'avortement figure jusque dans la Constitution européenne [Charte des droits fondamentaux] car, concernant l'avortement, on n'est jamais à l'abri d'un retour en arrière ! Il faut aussi se préoccuper de tout ce qui se passe ailleurs qu'en France, je pense notamment à la Pologne [où l'accès à l'IVG n'est autorisé que en cas de viol ou de danger vital pour la femme enceinte]." C'est exactement ce que Choisir souhaite faire en promouvant la Clause de l'Européenne la plus favorisée. Notre tour Européen a précisément montré cela : ces inégalités entre citoyennes européennes ne sont pas acceptables et nous ne devons pas nous en satisfaire. 

 

Le prix Nobel de littérature d'Annie Ernaux -qui a milité au sein de Choisir la Cause des femmes puis au MLAC dans les années 70- comme elle le rapporte dans la revue Politis, nous donne de la force pour continuer à lutter pour ce projet. Elle-même pourrait en être, si elle l'acceptait et comme nous avons l'honneur de lui demander, la plus puissante incarnation ! 

 

Violaine Lucas

 

(Photo : capture d'écran de la vidéo du site du Prix Nobel)